La mine est le point de départ des prises de vue et de son. La zone d’extraction est définie comme épicentre d’un système d’ondes de destructions/constructions. En suivant ces ondes, je filme Immerath un village en destruction (qui se trouve sur la zone d’extension de l’extraction minière), Neu-Immerath ( un nouveau quartier construit et accolé à une petite ville qui accueille les habitants déplacés, c’est-à-dire celles et ceux qui ont perdu leur maison dans le village détruit) et enfin la centrale thermique de Niederaussem alimentée par le lignite extrait de la mine de Tagebau Garzweiler.
La mine à ciel ouvert de Tagebau Garzweiler doit mettre fin à l’extraction entre 2035 et 2045. Un projet de lac et de station balnéaire recouvriront la zone d’extraction, un plan est à l’étude dans un bureau d’urbanisme.
Le site minier contient une sorte de feuilleté spatio-temporel : l’image du trou béant de la mine de 48km2 nous renvoie au temps passé des villages détruits pour installer le site d’extraction. Le temps présent est celui de l’extraction du lignite pour alimenter en ressource énergétique les centrales environnantes. Le lac dont les travaux d’achèvements complets sont annoncés pour 2100 est l’image d’un futur spéculatif.
Pour lier cela à une réflexion en provenance de la critique de l’économie politique, l’image d’un futur du paysage (station balnéaire, environnement bucolique) recouvre l’image du présent (et du passé), paysage de destruction, comme le capital fictif recouvre le capital réel.
Denis Deprez
Publié par Koalath et Alt éditions - Bruxelles 02/2021
Livre 23 x 32 cm - texte / images - 88 pages Prix : 28 €
La publication Tagebau Garzweiler prolonge le film éponyme co-produit par Graphoui. Les relevés sur calques mettent en évidence la séparation entre le bâti d’une région régit par la logique de l’extractivisme. Chaque image se dédouble dans le doispositif suivant : un calque révèle les structures du bâti et l’autre le sol et la place laissée au monde végétal.
english version
Réalisation, Image et Prise de son : Denis Deprez
Accompagnement : Jacques faton
Montage : Sébastien Demeffe, Denis Deprez
Montage son et création sonore : Cyril Mossé
Productrice : Ellen Meiresonne
Production : Denis Deprez
En co-production avec Atelier Graphoui
Il est à noter que ce plan d’urbanisme date de quelques années. Aujourd’hui, la course pour le développement des technologies de l’IA et les nouvelles configurations géopolitiques (guerre en Ukraine, protectionisme américain façon Trump, rupture du filon russe pour le gaz, etc.) relancent les énergies fossiles. Tout ce qui pourra fournir l’énergie nécessaire pour tenir les enjeux de ce nouveau visage du capitalisme va et sera être activé. Dans la course à l’innovation pour être les premiers à détenir LA nouvelle technologie qui permettra de dégager la précieuse plus value, on peut supposer dans cette nouvelle perspective que la mine à ciel ouvert de Garzweiler a de beaux jours devant elle.
Par convention :
-Catherine Bernad = CB
-Anne De Pierpont = ADP
-Jacques Faton = JF
-Denis Deprez = DD
DD : […] là, on est dans l’urbanisme qui géométrise et standardise l’espace. La population est passée d’un espace vernaculaire, travaillé par l’histoire, à un espace standardisé imposé par les pouvoirs locaux et la RWE, par la logique de l’économie capitaliste pour le dire explicitement.
ADP : Cela serait intéressant de voir les différents « Neu », les différents villages nouveaux, est-ce qu’il y a les mêmes types de maisons partout et est-ce qu’ils ont payé une seule fois l’architecte. Ensuite, ils disposent un peu différemment les villages dans l’espace pour faire des économies?
DD : C’est vrai qu’il faudrait aller voir et faire le tour de tout les « Neu ». Neu-Garzweiler notamment ressemble très fort à l’architecture de Neu-Immerath.
ADP : Est-ce qu’ils ont placé les choses, l’église, l’épicerie, etc. en fonction de l’ancien village pour que les gens retrouvent une géométrie familière?
DD : En fait, les « Neu » ne sont plus des villages. Ils ont été accolé à des communes qui préexistent. Cela devient des zones résidentielles péri-urbaines. Administrativement, ils ne sont plus des villages.
CB : Cela serait intéressant de voir les plans d’urbanisme.
DD : Ceux qui étaient propriétaires retrouvaient de fait une maison et ceux qui étaient locataires étaient fragilisés.
CB : J’ai une question, cette chaîne d’immeuble à 4 étages, qui habite-là? Est-ce que ceux qui avaient des petites maisons se retrouvent dans un habitat collectif? Dans l’ancien Immerath, il n’y avait pas d’habitat collectif?
DD: Non, en effet c’était un village de maisons unifamiliales.
JF : Il y a eu une différence de traitement entre les gens qui étaient propriétaires et les locataires.
CB : C’est ça qui serait intéressant de savoir.
ADP : En même temps, c’est tout-à-fait une autre question, c’est le même lieu mais c’est une autre question car il y a un côté « dialogue » et « vécu des gens ».
JF : C’est une discussion qui est présente dans ce projet (à Denis) : tu ne parles pas allemand, tu poses un regard extérieur qui part d’une image. Tel que je l’ai compris, c’est de voir ce paysage de la mine à ciel ouvert et l’observation progressive de ce lieu et le fait que c’est un site qui est détruit au profit du capital, d’une usine qui transforme le lignite à 10 km de là. C’est toute une question de l’utilisation d’un territoire à des fins économiques au point de détruire la vie sociale et environnementale. Pour moi, c’est un constat.
C’était une des questions que je posais : où tu situes ton engagement, c’est à la fois politique, à la fois c’est pas un engagement au sens où tu n’as pas été faire une manif’, tu es resté un observateur, quelqu’un qui avec des outils artistiques pose un regard socio-anthropo-politico-etc. Je trouve que c’est important de situer ce travail dans des objectifs avec la contrainte de départ qui est que tu ne connais pas la langue.
Tu n’es pas parti d’un sujet, tu es parti d’une image. On pourrait montrer une image et dire tiens, regardez là au fond, il y a un village. On pourrait tout dire en lisant une seule image. Même en parlant de Neu Immerath qui est là et on devine que, etc. Pour moi, ça c’est le travail.
C’est pour cela que c’est intéressant de revenir au dessin après être passé par la vidéo et de passer par la publication après le film. C’est un chemin qui nous ramène au point de départ qui est une image et qui à mon sens tel que je le comprend est une peinture.
Au départ tu étais impliqué dans la peinture de grands formats et cela aurait pu conduire à une autre histoire qui serait restée une histoire de peinture. Finalement, tu t’es arrêté sur cette image de la mine à ciel ouvert de Garzweiler. Tu as commencé à utiliser la vidéo pour filmer, les plans se sont accumulés et ont permis une lecture de cette image de base qui est une peinture même si elle n’existe pas. Tout s’est transformé pour aboutir à un film et pour devenir un livre. L’image qui rassemble tous les calques permet de mettre en évidence toutes ces strates de nature et de bâti. Et au delà de la nature, c’est tout le vivant. Je ne sais pas ce que c’est la nature, c’est un débat compliqué, l’humain qui avec l’économie, la science impacte le monde et c’est cette tension qui se dégage à travers les deux filtres que la publication propose puisqu’on est chaque fois face à deux niveaux, celui du bâti et l’autre la végétation.
JF : Maintenant pour moi, ça ce sont des questions compliquées.
ADP : Les gens sont déplacés comme ils déplacent un arbre, enfin, ils traitent les humains là dedans comme ils traitent la nature.
JF : En tout cas c’est une question, c’est toujours plus compliqué. Je me rappelle d’une étude à Paris où on se rend compte qu’il y a deux cents ans, la pollution et l’état de la ville étaient catastrophique. Alors que maintenant, à coup de milliards et d’urbanisation d’une grande ville comme Paris, on arrive à un air beaucoup plus sain, une hygiène beaucoup plus grande. D’après ce que j’ai lu, à l’époque des Mystères de Paris, Paris était une poubelle invraisemblable. Donc là, le Capital pourrait justifier qu’il nous amène vers un monde meilleur, un monde plus sain.
ADP : Oui, oui, dans ce cas-ci, je ne vois pas beaucoup de profit humain dans le cas de Garzweiler pour les gens qui y vivent.
DD : Le profit n’est jamais pour l’humain, enfin, je veux dire le profit, il est à la machinerie. le profit qui a besoin de toujours plus de valeur pour le système, …, au delà de ce que tu dis, il y a les rouages de la machinerie qui entraînent cette nécessité constante voir exponentielle d’aller creuser pour avoir toujours plus de ressources pour entretenir l’économie. On voit bien tout ce que cela pose comme problème à ceux que l’on appelle les « décroissants ». Penser la décroissance, c’est encore de trop. La décroissance ne permet pas de sortir de la destruction de l’environnement et de la machine climatique qui s’est emballée dans des boucles de rétro-actions. On s’est arrêté deux mois (pendant le premier confinement). Pendant deux mois, il s’est passé quelque chose qu’on ne pensait pas possible, la machine économique s’est quasiment mise à l’arrêt. Ce n’était pas uniforme mais c’était un tel coup de frein qu’on a tout de suite gagné en qualité atmosphérique. Or ça a repris tout de suite, si pas de manière pire encore. On est dans une roue qui tourne plus vite parce qu’on est dans une perte de substance de la valeur. Il y a de moins en moins de travail humain et de plus en plus de machine. Donc là quelque part avec tout le capital fictif, c’est toute une ingénierie pour un futur qui n’est pas encore réalisé au niveau de la production qui permet de maintenir l’économie réelle. La production réelle ne parvient plus à dégager suffisamment de valeur pour produire de la richesse au sens capitaliste.
CB : Et d’ailleurs, l’avenir qu’ils projettent c’est-à-dire le parc d’attraction avec un aéroport va tout fait dans le même sens.
DD : Tout à fait, c’est une industrie pour une autre industrie.
JF : Du coup qu’est-ce qu’il faut faire émerger dans le texte qui accompagne la publication dans tout ce qui s’est dit là maintenant. Qu’est-ce qui devrait passer dans un tel livre? Il y a la méthode de travail, comment tu t’es situé par rapport à ce projet et par un rapide historique, premières images découvertes, puis les plans, puis le film avec toute la question du langage filmé vidéo, la durée, le son, etc. Puis cette distance progressive par rapport à un documentaire, parce que ce n’est pas un documentaire. Ça reste un travail sur l’image et une relecture de l’image.
ADP : Il ne faut pas rentrer dans les détails de tout ça non plus.
JF : C’est justement ça la question, est-ce qu’il faut faire un rapide inventaire comme si c’était une question, comment tu as procédé pour arriver à ça.
CB : Mais c’est plus que l’histoire, c’est-à-dire que dans un projet comme celui-là, tu choisis un ensemble de formes, tu ne fais pas que un film, que des dessins et qu’une publication. Je trouve que c’est tout ça la globalité du projet. S’il y avait une exposition du projet, je vois très bien la vidéo, les dessins et le livre, tout cet ensemble, pour moi, c’est le projet. Il faut commencer par exprimer ça.
DD : C’est très intéressant Jacques ta lecture à partir de la peinture, j’ai eu une activité de peintre…
JF : Même pas de peintre, mais de créateur d’images, on en parle depuis des années, tu ne voulais jamais être peintre, c’était des images peintes.
CB : (à Jacques Faton) Comme toi, tu ne veux pas être artiste.
JF : Les mots ont une importance
DD : Ici, ce qui est intéressant, c’est cette idée de partir d’un point qui est ancré dans un certain type de rapports esthétiques avec l’histoire de l’art et après la pratique et l’expérience vont s’engager dans une relecture de cela, en multipliant les médiums pour ouvrir le champ. Quelque part, on est sorti de cette idée de la peinture pour aller vers une image qui se résout dans des dispositifs. Ce que tu dis au niveau de la nature et de l’industrie, pour être schématique, c’est un dispositif. Si on revient à la passerelle face à la mine, la passerelle nous donne une image d’un panoramique, une partie de l’histoire de la vision, la passerelle devient un instrument de visée. À partir de là, l’image se creuse.